mercredi 13 janvier 2010

Roussé / Русе et le Danube bulgare




Ce weekend, excursion à Roussé. Roussé, ou encore Русе en bulgare, Rusçuk en turc, Rusciuc en roumain, Russe en allemand, Rustchuk, Rustschuk, Rushtuk, Rushchuk, Rusciuk, Rustciuk, Ruschuq, Ruschuk, Roustchouk, Rouschouk... Quelle meilleur preuve du cosmopolitisme de cette petite ville au bord du Danube, parfois surnommée "petite Vienne" ou "petit Bucarest" ? Enfin Roussé. La toute première ville bulgare que j'ai voulu voir, bien avant d'arriver ici, grâce à Elias Canetti. L'auteur, né en Bulgarie dans une famille de Juifs espagnols, ayant vécu ses premières années en Angleterre, commencé à lire en anglais, toujours écrit uniquement en allemand, mort en Suisse, semble avoir profondément été marqué par l'environnement international de sa toute petite enfance à Roussé. Je l'ai découvert en cours d'allemand l'année dernière, où on étudiait le premier tome de son autobiographie, La Langue Sauvée, et notamment son enfance bulgare. Il décrivait très précisément sa maison, celle de son grand-père : je me suis promise d'aller les voir quand je serai en Bulgarie.


Introduction au voyage avec François Maspéro, dont le voyage se poursuit ensuite en Roumanie.

Balkans-Transit, "Le pont de l'amitié" :

"La gare de Rusé est un chef-d'oeuvre en péril du style stalinien, c'est-à-dire babylonien et kitsch. L'intérieur obscur a l'allure d'une caverne trop longtemps occupée par des nomades [...] Le trafic sur le pont de l'Amitié [entre la Bulgarie et la Roumanie] semblait maigre. Pourtant, trois autres ponts seulement, sur plusieurs centaines de kilomètres de frontière commune, relient la Bulgarie et la Roumanie.
Nous avons pris le trolley pour le centre-ville. La place Svoboda ? Personne ne la connaissait. Pour tout le monde, la place de la Liberté s'appelait encore Lénine.

Au bout d'une rue qui partait de la place, le Danube. Vert sombre, vide de navigation. Des chalands ukrainiens noirs, des pousseurs oxydés étaient amarrés le long de la berge où des jeunes gens assis par terre vidaient des bouteilles de bière. Une jolie vedette accostait, pavillon allemand et équipage espagnol, revenant de sa journée de contrôle comme si elle ramenait des touristes : c'était ça, le contrôle de l'embargo sur l'ex-Yougoslavie ? En face, à plus d'un kilomètre, la Roumanie : une masse d'arbres confuse, puis des grues et, en aval, la silhouette sinistre de l'immense complexe industriel de Giurgiu.
Le quartier du port, en contrebas de la grande place, a, dit-on, un charme Mitteleuropa. Là, il y eut au début du siècle des banquiers et des agents commerciaux de grandes compagnies, des consulats, des comptoirs et des hôtels particuliers, de larges rues ombragées.
Elias Canetti est né à Rusé, qui s'appelait alors Roustchouk, dans une famille où l'on parlait espagnol et il y a vécu jusqu'à l'âge de sept ans :

Une ville merveilleuse pour un enfant. Si je me bornais à la situer en Bulgarie, on s'en ferait à coup sûr une idée tout à fait incomplète : des gens d'origine diverse vivaient là et l'on pouvait entendre parler sept à huit langues dans la journée.

On y entendait le bulgare (les Bulgares étaient "le plus souvent venus de la campagne"), le turc, l'espagnol des séfarades, le grec, l'albanais, l'arménien, le rom des Tziganes, à quoi il faut ajouter au moins le russe, l'allemand parlé par les agents commerciaux, et probablement encore, cette langue franque commune à tous les ports des Balkans, des échelles du Levant et des bouches du Danube. A Rusé, aujourd'hui, la population homogène ne parle que le bulgare - y compris les Turcs de la "minorité" quand ils viennent en ville. Et, naturellement, l'anglais, dans l'inévitable hôtel en béton de vingt étages entre fleuve et ville ancienne, faisant autour de lui un vide dont on devinait que, jadis, il avait été rempli par d'autres petites rues ombragées et d'autres demeures cossues, avec leurs balcons à fioritures, leurs treilles, leurs glycines et leur jardinet.

[...] Il y eut ici des pierres chargées d'histoire : en 1877, elles subirent les premières le choc de la guerre d'indépendance. Les armées du "tsar libérateur" Alexandre II y assiégèrent les troupes ottomanes et, à leur victoire, les bombardements n'avaient pas plus laissé d'églises que de mosquées. Un monument à la gloire des héros de la Renaissance et de l'indépendance bulgares, un monstrueux oeuf d'or dominant le fleuve, commémore l'époque héroïque, ainsi que le petit musée de Baba Tanka : mère exemplaire, elle donna quatre fils à la patrie et disait qu'elle en eût volontiers sacrifié quatre autres si elle les avait eus. On était comme ça, au pays des Haïdouks.
On respire à Rusé les miasmes d'un désastre : les émanations de chlore du complexe roumain d'en face, sans cesse rabattues sur la ville, la poussière et, les jours de pluie, la boue, atteignent ici une densité peu commune. Dans les années quatre-vingt, Rusé était une ville sinistrée que ses habitants fuyaient dès qu'ils en avaient l'occasion. Jusqu'au jour où ceux qui restaient descendirent dans la rue pour protester. C'est pour leur défense que se mobilisèreent les opposants de l'époque dans le mouvement Ecoglasnost, et c'est la jonction de celui-ci avec le mouvement des droits de l'homme, né pour défendre la minorité turque agressée, qui a fait basculer le régime de Jivkov.

Claudio Magris, le chantre triestin de la culture européenne, est passé à Rusé vers 1985. Dans son célèbre Danube, il écrit :

Quand on pense au chemin accompli par le pays pendant ces quarante dernières années, à sa prospérité et à la diffusion de l'instruction, il est difficile de ne pas admirer le socialisme qui a présidé à un tel progrès.

En fait de diffusion de l'instruction, le pays doit moins au socialisme qu'à la force de la Renaissance bulgare, de cent ans antérieure : au début du XXe siècle, il était le seul de la région où l'analphabétisme avait été pratiquement éliminé. En fait de prospérité, le socialisme a misé sur l'industrie lourde, pour exporter en Union soviétique, dont il reste aujourd'hui les carcasses, ainsi que sur la centrale de Kozlodujci, modèle Tchernobyl, qui fonctionne avec des raccords en ficelle et terrifie les experts - mais comment s'en passer, quand elle fournit près de la moitié de l'énergie du pays ? Et en fait de socialisme même, celui-ci a viré dans les années quatre-vingt au national-communisme. Alors il a fait vibrer la fibre patriotique dans ce qu'elle a de plus tripal, glorifiant la grandeur des empires bulgares dans la passé - oh ! les colossaux monuments de bronze aux grands tsars dont la hideur triomphe au centre des villes - et trouvant un bouc émissaire dans le présent : les quelque 800 000 Turcs, presque tous paysans et pauvres, vivant dans le pays. Bulgarisation forcée, changement d'état civil, confiscation des biens des récalcitrants, exode vers la Turquie... A l'époque où Magris descendait doucement le fleuve, des pogroms sanglants avaient lieu dans les villages qui le bordent.
Magris à qui l'on avait fourni une guide charmante et bien stylée se moquait gentiment du nationalisme bulgare et de son exaltation de la grandeur passée. Mais tout ce qui a pu exister, ici, en fait de grandeur, d'idées généreuses et constructives, est venu d'hommes pour qui indépendance et liberté devaient se conjuguer avec fraternité et fédération des peuples balkaniques. [...] Magris n'était ni aveugle ni même myope. [...] Simplement, son regard était ailleurs. Le regard d'un Danubien et non d'un Balkanique. Il s'intéressait davantage aux traces des empires centraux et de leur culture, omniprésente sur les rives du fleuve, qu'aux avatars des populations locales.

C'était la troisième fois que je passais à Rusé et je ressentais toujours la même attirance, faite d'une nostalgie difficile à cerner : semblable, peut-être, en plus mélancolique, à celle qui m'avait fait aimer Bitola.
Il est vrai que Rusé n'est plus vraiment balkanique et plus tout à fait Mitteleuropa, ou plutôt mêle les deux avec lassitude. Chacun peut donc s’y promener au gré de ses fantasmes. Quelque chose rôde toujours, dans l’air pollué, des vingt mosquées relevées par un voyageur au XVIIIe siècle, des basiliques et des synagogues, quelque chose qui monte du brouillard du fleuve et apporte avec le cri des mouettes des bribes de parlers disparus. Quelque chose qu’il est vain de chercher et qui reste pourtant indéfinissablement présent. De tant de villes traversées j’ai pu ou j’aurais pu évoquer, au risque de me répéter, la vie paisible des populations mêlées d’autrefois : pourquoi, alors, particulièrement à Rusé ? Les quelques lignes de Canetti ne suffisent pas à justifier cet attachement. Il y a cette impression ténue de désastre irrémédiable flottant dans l’atmosphère floconneuse, qui charrie encore des petites parcelles de temps décomposé.
Il n’y avait rien à voir à Rusé : chaque fois, j’ai voulu visiter le petit musée historique, la maison natale de Canetti, aller un soir au théâtre qui porte aujourd’hui le nom de ce dernier, prix Nobel oblige. Chaque fois, tout était fermé, en réparations, abandonné. Pourtant, je suis sûr que je reviendrai à Rusé, conduit par cette certitude, dès que j’en suis loin, qu’il y a tout à voir à Rusé.
La place centrale sur la dalle piétonnière offre, autour d’un square central avec fontaines et arbres, un vrai catalogue de l’architecture du siècle dans toute la splendeur de ses médiocrités successives. L’opéra rococo des années dix, les bâtiments genre Caisse d’Epargne des années vingt, l’art stalinien massif et néoclassique de l’immédiate après-guerre, le mode fonctionnel limité à des plaques de ciment sur des structures de métal terne, et le coup de massue de l’ère jivkovienne, décidément très spécifique, qui n’est pas sans évoquer un Chemetov (celui du ministère parisien des Finances, sur la Seine) en plus rustique, avec ses grosses masses de béton très blanc, ses encadrements de fenêtres noirs et une tendance systématique à l’encorbellement : un gros parallélépipède posé sur un cube moins gros et l’écrasant – peut-être pour rappeler les encorbellements des maisons traditionnelles, des demeures-forteresses bulgaro-ottomanes ? L’ensemble crée, comme ailleurs, un espace aseptisé, disjoint du tissu urbain dont les tronçons mutilés s’arrêtent à la périphérie. »


François Maspéro a cité Claudio Magris. Voici ses propres mots, tirés de Danube.

"12. Ruse

A Ruse - écrit Elias Canetti (ou plutôt, pour lui, Roustchouk) - le reste du monde s'appelait l'Europe, et quand quelqu'un remontait le Danube jusqu'à Vienne, on disait qu'il allait en Europe. Mais Ruse, à vrai dire, c'est déjà l'Europe, c'est une petite Vienne, avec l'ocre de ses maisons de commerçants du XIXe, ses grands parcs majestueux, l'éclectisme de ses édifices fin de siècle chargés de cariatides et d'ornements, et sa symétrie néoclassique tardive. On se sent chez soi, dans une ambiance familière de Mitteleuropa solide et industrieuse, entre la prospérité marchande ancienne et bigarrée du port fluvial et l'énormité impénétrable de l'industrie lourde ; d'une rue, d'une place à une autre on rencontre des coins de Vienne ou de Fiume, la rassurante uniformité du style danubien.
Ruse, la "petite Bucarest", était jusqu'à l'entre-deux-geurres la ville la plus riche de Bulgarie ; on y avait fondé la première banque ; Midhat Pacha, son gouverneur turc, l'avait rénovée et modernisée, en y construisant des hôtels et une voie ferrée, et en élargissant les avenues et les rues selon le modèle parisien du baron Haussmann. Les deux soeurs Elias, des Italiennes (leur père était fondé de pouvoir de la fabrique de chapeaux Lazar et Cie) nées à Ruse vers la fin des années 10, se souviennent de la neige, l'hiver, aussi haute que les maisons, et des baignades l'été dans le Danube, de la pâtisserie turque Teteven et de l'école française tenue par M. et Mme Astruc, des paysans qui apportaient le matin de pleins sacs de yaourt et des poissons du fleuve, du studio Photographie Parisienne de Carl Curtius, où on se rendait pour les photos scolaires, et de la tendance à dissimuler ses richesses.
A la fin du XIXe siècle, en revanche, la ville usait de moins de précautions : des consuls des pays d'Europe les plus divers et des négociants venus des nations les plus variées y vivaient des soirées animées, comme cette nuit mémorable où un marchand grec de semences, très connu, perdit toute sa fortune au jeu, ainsi que son palais néoclassique rouge près du Danube, et sa femme. A un coin de la place du 9 Septembre, la Caisse d'Epargne du District offre une façade symbolique de ce monde avide, chaotique et en même temps drapé dans son décorum : les portes de la vieille banque sont encadrées de mascarons grimaçants, une tête de satyre, un Moloch de l'argent, s'orne de moustaches qui se prolongent et s'achèvent en festons liberty et regarde de côté avec des yeux mongols lascifs. Beaucoup plus en hauteur, dépasse une tête toute différente, un visage pompeusement inexpressif couronné de laurier : peut-être s'agit-il du fondateur de la banque, du père noble de ces démons de la finance aujourd'hui placés sous la protection des archanges d'Etat.

13. Un musée emphatique

C'est à Ruse, durant les derniers temps de la domination ottomane, que débarquaient les patriotes et les révolutionnaires qui s'organisaient en Roumanie, surtout à Bucarest et à Braila. Le musée de Baba Tonka, qui donne sur le Danube, rappelle le souvenir de cette héroïque et infatigable Bulgare qui a été l'âme de la conspiration patriotique, l'inspiratrice du Comité Révolutionnaire fondé à Ruse en 1871 et des insurrections de 1875 et 1876, noyées dans le sang. Baba Tonka présente un visage revêche, à la mâchoire carrée, et l'air un peu trop satistait de quelqu'un qui, ayant donné quatre fils à la patrie -deux morts, deux exilés-, se déclare prête, comme elle disait, à en donner quatre autres. Dans ce musée se trouve aussi le portrait de Midhat Pacha, en fez, avec un gilet croisé sombre et des lorgnons à la Cavour. C'était un homme de génie, enlisé dans une situation impossible ; il voyait clairement le déclin et aussi l'injustice du régime ottoman, il se dépensait sans compter pour imposer des réformes éclairées et moderniser le pays, mais il était résolu à défendre cette domination turque qu'il voulait faire évoluer, et passait des réformes au gibet. Au bord du Danube, dans une maison jaune à colombages de bois noir, vivait sa favorite.
Le musée consacré à Baba Tonka est emphatique. Ivan Vazov, qui dans son roman Sous le joug a célébré l'insurrection de 1876, a eu le courage de la définir comme "tragiquement peu glorieuse", en montrant les contradictions du mouvement révolutionnaire, les faiblesses du peuple bulgare, qui à cette époque n'était pas encore prêt à se libérer. C'est justement pour cela que Vazov, considéré aujourd'hui comme le classique par excellence, est un véritable auteur patriotique et que son grand roman est l'épopée authentique - réaliste, tragique et parfois même humoristique - de la Bulgarie et de sa renaissance.

[...] 16. La maison d'Elias Canetti

Au numéro 12 de l'Ulica [rue] Slavianska, à Ruse - laquelle descend tout droit au port -, il y a encore, à côté du balcon de fer forgé, un grand monogramme de pierre, un C ; ce petit immeuble de deux étages abritait l'entreprise du grand-père d'Elias Canetti ; aujourd'hui c'est un magasin de meubles. Le quartier des "Espagnols" - jadis nombreux à Ruse, entreprenants et quelque peu exclusifs - offre par contre encore parmi la verdure ses maisons basses, le plus souvent sans étage. Les Juifs vivaient heureux en Bulgarie ; dans son livre sur Eichmann, Hannah Arendt rappelle que la population bulgare, quand ses alliés nazis contraignirent le gouvernement de Sofia à imposer aux Juilfs le port de l'étoile, réagit en manifestant sa sympathie à ceux qui la portaient, et d'une façon plus générale en cherchant à mettre des obstacles ou un frein aux mesures antisémites.
Dans ce quartier, il y a aussi la maison d'enfance d'Elias Canetti ; c'est le directeur des musées de la ville, Stojan Jordanov, homme de culture aimable et ouvert, qui nous a emmenés dans cette maisson, au 13, de la rue Gurko, adresse qu'Elias Canetti, dans son autobiographie, se garde bien de préciser. La rue, devant le portail, est toujours "poussiéreuse et somnolente", mais la cour à usage de jardin est moins spacieuse car d'autres constructions l'ont envahie. Pour accéder à la maison d'Elias Canetti, sur la gauche de la cour, il faut toujours monter quelques marches ; l'immeuble est divisé en petits appartements, dans le premier habite la famille Dakovi, et à la dernière porte Mme Vâlcova, la maîtresse de maison, nous invite à entrer. Les pièces sont incroyablement bondées d'objets de toute sorte, entassés pêle-mêle : tapis, couvercles, boîtes, valises, miroirs posés sur des chaises, verres de lampe, fleurs artificielles, savates, papiers, gourdes ; sur les murs, de grandes photos en assez mauvais état de vedettes de cinéma, Marina, Vlady, Vittoria de Sica, jeune, avec un sourire conquérant.
C'est ici qu'a ouvert les yeux sur le monde un des plus grands écrivains de notre siècle, un poète qui allait comprendre et représenter avec une puissance exceptionnelle le délire de l'époque, qui éblouit et trouble la vision du monde. Parmi ces objets hétroclites, dans le mystère toujours présent de tout espace découpé dans l'univers informe, quelque chose d'irrécupérable s'est perdu. L'enfance d'Elias Canetti elle aussi s'est évanouie, et sa minutieuse autobiographie n'a pas réussi à la saisir. Nous envoyons une carte postale à l'auteur, à Zurich, mais je sais qu'il n'appréciera pas cette intrusion sur ses terres, dans son passé - cette tentative pour découvrir et identifier sa cachette. Dans son autobiographie, qui a probablement été déterminante pour l'attribution du prix Nobel, Elias Canetti va à la recherche de lui-même, de l'auteur d'Auto-da-fé ; le Nobel a récompensé deux auteurs, celui de jadis, qui sa cache, et celui d'aujourd'hui, qui refait surface. Le premier est un génie mystérieux et inclassable, peut-être disparu et à jamais inaccessible, l'écrivain qui en 1935, à trente ans, a publié un des plus grands livres du siècle, son seul vrai grand livre : Auto-da-fé, presque aussitôt disparu, pour une trentaine d'années, de la scène littéraire. Ce livre âpre, insupportable, qui ne fait aucune concession et ne se laisse pas assigner une place dans l'édifice culturel, est la grotesque parabole du délire intellectuel qui détruit la vie, le terrible portrait de l'absence d'amour et de l'aveuglement ; son rejet, de la part de ce juste milieu idéal qu'est la république des lettres, avec son historiographie bien intentionnée, était un phénomène inévitable ; c'était le refus de la grandeur radicale, absolue, impossible à digérer. Ce livre qui éclaire notre vie comme très peu d'autres sont capables de le faire est demeuré longtemps presque ignoré, et Elias Canetti a supporté cette mise à l'écart avec une fermeté qui masquait peut-être, sous une aimable modestie, une orgueilleuse et inébranlable conscience de son propre génie.
L'auteur d'Auto-da-fé n'aurait pas reçu le Nobel, même avec ses autres oeuvres de cette époque : pour qu'on finisse par l'accepter, il fallait que vienne un autre écrivain, celui qui a surgi sur la scèen trente ans plus tard, pour accompagner le succès de son livre, promu à une nouvelle gloire, comme s'il s'agissait d'une destinée posthume, et pour en orienter la lecture, l'interprétation, le commentaire - comme si, avec quelques décennies de retard, on eût découvert  Le Procès et que Kafka lui-même fût réapparu, sous l'aspect d'un vieux monsieur distingué, pour nous servir de guide dans ses propres labyrinthes.
Son autobiographie, qui commence avec son enfance à Ruse, est cette construction de sa propre image, qui impose son auto-commentaire ;  plutôt que de raconter une réalité vivante, elle la fige dans la description. Elias Canetti veut raconter la genèse d'Auto-da-fé, mais il ne nous apprend à vrai dire rien sur ce livre grandiose ni sur son incroyable auteur, qui a dû se trouver au bord de la catastrophe et du vide ; il ne dit même pas le silence et l'absence de cet auteur - son autre moi -, ni le trou noir qui l'a englouti, et dont l'évocation aurrait pu donner naissance à un autre grand livre, au contraire il émousse les angles et ajuste les choses sur le ton de l'autorité conciliante, comme s'il voulait nous assurer que dans le fond tout va bien. En ce sens son livre, bien qu'il en dise peu, en dit trop.
Je crois qu'il lui est difficile d'admettre ce jugement, discutable, certes, comme tout jugement, mais qui trouve sa source dans l'amour que je lui porte, et dans sa leçon de vérité. Parfois Canetti ressemble aux puissants de ses livres, dans ce désir qu'ils ont de tenir toute vie sous contrôle, qu'il a cerné et démasqué dans Masse et puissance ; il n'est pas de grand écrivain qui ne soit assailli par les démons qu'il met à nu, il les connaît parce qu'ils l'habitent, il dénonce leur pouvoir dans la mesure où lui-même risque à son tour d'y succomber. Il semble que parfois Canetti veuille tenir le monde en son poing fermé - ou tout au moins l'image qu'il s'en fait - avec le désir inavoué qu'il n'y ait que Canetti pour parler de Canetti. Quand Mme Grazia Ara Elias lui écrivit qu'elle aussi était née et avait grandi à Ruse, qu'elle se souvenait bien des Canetti ainsi que du docteur Menachemoff dont il fait le portrait dans son autobiographie, Elias Canetti ne lui répondit pas, probablement inquiet à l'idée que quelqu'un d'autre puisse avoir des droits sur son image de Ruse, de son médecin et de tout ce que lui, à partir du moment où il en avait fait la matière de ses écrits, considérait peut-être comme sa propriété exlusive.
A ses lettres, grâce auxquelles jadis il me faisait entrer avec une magnanime générosité dans sa vie et m'aidait à entrer dans la mienne -, à toute sa personne et à son Auto-da-fé je dois une partie constitutive, essentielle de ma propre réalité. L'accueil que j'ai fait à son autobiographie lui a peut-être déplu, mais qui a appris de lui à reconnaître les milles visages du pouvoirs a le devoir de résister, en son nom, à ce pouvoir, même quand il prend un instant son visage à lui. Tandis que Mme Valcova ferme la porte je regarde, vraisemblablement pour la dernière fois de ma vie, ces pièces encombrées d'objets où a grandi  et joué un enfant inconnu, un poète qui a enseigné la fidélité, la résistance à l'inacceptable outrage de la mort.


Et après mon premier voyage littéraire dans les pages de Maspéro et de Magris, voici enfin le vrai départ. Journée de train, à travers les paysages bulgares.


Une seconde avant de me faire déloger du milieu de la voie...




La "SNCF" bulgare


Direction "Русе", Roussé


Changement de train et rencontre avec Kosta, un petit garçon rrom de 9 ans et demi qui mendie dans la gare.




Alentours d'un village. Habitations sans doute rroms.


Des murs, il ne reste que les fenêtres.

Avant de rejoindre Kevin et Laurent, qui viennent de Veliko Turnovo, je me lance à la recherche des traces de Canetti à Ruse. Le Guide Vert me dit que sa maison n'est pas loin d'un certain hôtel, les passantes que je rencontre n'en savent pas beaucoup plus.


Mais voilà la maison familiale des Canetti. Visiblement laissée à l'abandon.


Le musée d'histoire

Les maisons et batîments de la grande place sont jolies, on retrouve bien le "catalogue de l'architecture du siècle" décrit par Maspéro. Mais dans les rues de la ville, beaucoup sont abandonnés et tombent en ruine. Contraste entre le Roussé d'il y a un siècle est celui d'aujourd'hui, qui semble pleurer sa grandeur passée.

Kevin et Laurent sont arrivés. On trouve très vite un endroit où dormir, The English Guesthouse. On est tout seuls là-bas... avec "Touk", qui y travaille et avec qui Roussé restera sans doute toujours associé pour nous trois ! Soirée dans un resto bulgare, des cendriers aux couleurs nationales à la chanteuse de tchalga qui tremble à chaque pas que sa déjà toute petite robe ne tombe : mémorable !

Et enfin le Danube, de nuit, puis de jour.








L'époque des grandes soirées mondaines est finie


La bibliothèque

Je cherche encore la maison d'enfance de Canetti, mais c'est une course d'obstacle pour y arriver. Claudio Magris dit qu'elle est rue Gurko, des habitants de Burgas me disent que c'est à l'autre bout de la ville. Mais je décide de faire confiance à Magris. On quadrille la rue tous les trois : aucune trace de Canetti. Je regarde chaque maison comme si ça pouvait être la sienne. Enfin, après encore plusieurs questions aux passants, l'une d'elle nous indique le numéro 13. Après tout ça, ce n'est pas le verrou du portail qui va m'arrêter ! Kevin et Laurent font les vigiles et je m'infiltre !


L'entrée


La cour au fond



Impossible de rentrer dans la maison par contre. Mais c'est déjà quelque chose d'être dans ce jardin !


Le mausolée à des héros révolutionnaires bulgares. Pour l'échelle, Laurent et Kevin sont en bas à droite. Massif, l'art communiste ?



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